L’usage excessif d’Internet a été très médiatisé ces dernières années et a donné lieu à un champ de recherche en progression. Sa reconnaissance comme trouble de santé n’est cependant pas encore acquise. Toutefois, sa similitude avec des troubles existants et ses conséquences sur la vie de l’individu en font un sujet de préoccupation des pouvoirs publics et de stratégies de prévention auprès des jeunes notamment. Le médecin généraliste a une place prépondérante pour déceler ce trouble et adresser le patient vers un spécialiste.
Les nouvelles technologies de la communication et Internet ont fait émerger un nouveau genre de trouble appelé «Usage Problématique d’Internet» (UPI) ou «Cyberaddiction». A l’instar de tout nouveau trouble de la santé, il pose la question de sa réalité clinique, de son origine, de ses mécanismes, de sa prévalence et de sa similitude avec des troubles connus. S’agissant de comportements humains, le risque de considérer comme pathologique un certain nombre de conduites est un écueil qu’il s’agit d’éviter en se basant sur des faits scientifiques.
De quoi parle-t-on?
La cyberaddiction se réfère à l’usage excessif d’Internet ou de certaines applications informatiques. Elle comprendrait le jeu vidéo excessif, les préoccupations obsédantes et compulsions sexuelles et l’usage excessif des réseaux sociaux [1]. L’ensemble de ces troubles ayant en commun dans leur expression clinique (a) un usage excessif associé à une perte de contrôle et une négligence des activités quotidiennes, (b) des symptômes de manque comme l’irritabilité et la tension interne, (c) un phénomène de tolérance avec un besoin accru de temps passé sur Internet ou d’outils informatiques performants, et (d) des conséquences négatives sur les sphères privée et sociale comme le mensonge à l’entourage, l’asthénie ou l’isolement social [1]. La question de l’appartenance de l’UPI à une entité nosographique fait débat et n’est à ce jour pas tranchée. La piste de l’addiction reste la plus pertinente au regard des similitudes cliniques et neurobiologiques retrouvées (Tabl. 1). L’addiction à Internet bien que non répertoriée dans le DSM-V fait l’objet d’un commentaire qui demande à ce que plus d’études validées soient réalisées sur le sujet avant de l’intégrer à la catégorie des «addictions et troubles associés» [2].
Qu’est-ce qui fait d’Internet un facteur addictogène?
Pour rappel, dans les addictions aux substances ces dernières (alcool, nicotine…), stimulent le centre du renforcement (Noyau accumbens, aire tegmentale ventrale). Cette stimulation se fait de manière directe par les substances qui court-circuitent le processus naturel de l’apprentissage (dont le centre du renforcement est la clé) [3]. Il peut en découler une attribution trop importante à la valeur de ces substances qui se traduit par un ensemble de comportements dits addictifs (p. ex. poursuite du comportement malgré les conséquences négatives, perte de contrôle, automatisation du processus de consommation, etc.). Dans les addictions sans substance comme le jeu pathologique aux jeux de hasard et d’argent (JHA) [2], il n’y a pas de stimulation directe du centre du renforcement par un toxique mais par des récompenses répétées (gain d’argent) qui sont distribuées d’une manière renforçatrice selon des schémas connus de conditionnement.
Les activités en ligne comme les jeux vidéo de rôles massivement multi-joueurs (p. ex. World of Warcraft ou Dofus) font également appel à ce principe de renforcement. Elles proposent des mécaniques de jeu utilisant des systèmes de récompense très proche de ceux observé dans les JHA [4]. Par exemple, les joueurs gagnent des niveaux d’expérience en tuant des monstres virtuels qui rapportent des récompenses aléatoires selon des statistiques préprogrammées. Cela rappelle les «jackpot» des machines à sous. Pour les réseaux sociaux de type «Facebook», les récompenses se retrouvent sous forme de «likes» qui sont des réponses positives des autres abonnées à une activité en ligne. On comprend donc que les facteurs d’addiction dans les activités en ligne sont composés de renforçateurs sociaux et de récompenses virtuelles.
Il est important de souligner que le potentiel addictif des activités en ligne dépend du type d’activité et qu’il est utile de le préciser avec le patient. Ainsi parler d’addiction à internet est trop vague, il faut préciser le type d’activité (gaming, surfing, cybersexualité). Il est aussi important de comprendre que certaines addictions existantes comme le jeu pathologique se pratiquent en ligne et que dans ce cas l’Internet n’est qu’un vecteur facilitant l’addiction.
L’UPI, trouble ou symptôme?
La question de savoir si l’usage problématique d’Internet est primaire ou secondaire se pose souvent dans les articles critiques sur le sujet [5]. Ainsi certains estiment que l’utilisation problématique d’Internet n’est que le symptôme de pathologie psychiatrique existante (le dépressif joue pour fuir la réalité, le phobique social pour éviter les contacts). D’autre pensent qu’au vu des facteurs addictifs spécifiques décrits précédemment le développement d’une addiction primaire est possible. Il y a lieu de penser que les deux mécanismes sont possibles comme c’est abondamment décrit pour les addictions aux toxiques: L’usage problématique d’Internet est plus fréquent chez les gens qui présentent une fragilité psychique et développer un usage problématique entraîne des symptômes psychiques comme la dépression.
Epidemiologie
Il s’agit d’un phénomène qui prend de l’ampleur notamment parmi les jeunes qui sont la population la plus étudiée à l’heure actuelle. La Corée du Sud et la Chine le considèrent comme un trouble de santé publique parmi les plus sérieux avec comme conséquences les plus graves des cas de plusieurs décès dans des cybercafés [6] et des meurtres liés au jeu vidéo [7]. Un taux de 2,1% de jeunes sud-coréens âgés de 6 à 19 ans et environ 10 millions d’adolescents chinois [8] nécessiteraient un traitement pour une addiction à Internet [1].
Les freins à une estimation juste de l’ampleur du trouble sont multiples. Parmi eux: le déni, la honte, l’absence d’outils de screening standardisés, le peu d’études en population adulte, les différences culturelles et l’absence d’études épidémiologiques dans nombre de pays. Cela aboutit à des marges de prévalence très larges (Tabl. 1) [9]. La prévalence de l’UPI en Suisse n’est pas connue, mais le rapport de l’Office Fédéral de la santé Publique fait état de 2,3% d’Internautes interrogés «dépendants» (35 heures par semaine sur Internet) et de 3,7% autres «à risque de dépendance » (20 heures par semaine sur Internet) [10].
A Genève par exemple, entre 2007 et 2010, cinquante sept patients à 95% de sexe masculin, âgés en moyenne de 24 ans (de 14 à 67 ans) ont consulté pour UPI, et 16% d’entre eux souffraient d’autres addictions. Ces patients sont restés en soins en moyenne 19 semaines [11]. Les demandes viennent essentiellement de l’entourage familial, social, ou scolaire, et ont doublé entre 2011 et 2012.
Dépistage
Des échelles validées en français existent comme l’Internet Addiction Test qui comprend 20 items explorant des éléments comme la perte de contrôle ou les conséquences négatives de l’usage d’Internet sur l’individu [12]. Au cabinet médical, des questions simples à poser sont celles de l’utilisation des nouvelles technologies, la durée et les conséquences perçues par le patient ou son entourage de cette utilisation sur des champs importants de la vie.
Déterminants de l’UPI
Facteurs de risque individuels: Une majorité d’Internautes utilisent ce vecteur sans risque pour leur santé et leur vie quotidienne. Ce qui constitue un facteur de risque pour la minorité d’usagers excessifs d’Internet a été investigué. Ainsi, quelques données suggèrent que le jeune âge, le temps important passé sur Internet, le manque de support émotionnel et psychologique seraient des facteurs en lien avec l’UPI chez des collégiens européens [13].
Des études d’imagerie cérébrale fonctionnelle ont retrouvé des similitudes avec les addictions avec substance (une forte réactivité aux indices d’Internet [14], une hypersensibilité à la récompense et une hypo sensibilité aux pertes [15]).
Facteurs environnementaux associés: Un environnement familial perçu comme problématique, peu de loisirs et de faibles performances scolaires auraient été retrouvés de façon plus fréquente chez les adolescents souffrant d’UPI [16, 17]. Des adultes souffrant de ce trouble rapporteraient un impact sur leur vie familiale, de couple, professionnelle, amicale, leurs loisirs, leur qualité de sommeil et leur état de santé [18, 19].
Comorbidités psychiatriques: L’anxiété, la dépression (avec idées suicidaires [20]) et le trouble d’hyperactivité et de déficit d’attention (THADA) sont les principales comorbidités retrouvées chez les sujets souffrant d’UPI [20]. Internet serait alors un moyen de recherche de support social, de fuite des difficultés de la vie quotidienne et de retrouver un sentiment de maitrise [21]. De plus, des troubles addictifs lui ont été fortement associés, avec une prévalence dans la vie entière d’abus de substances de 38% [22].
Traitement
Psychothérapie: Du manque de définition définitive de l’UPI découle un manque d’études de qualité sur les traitements psychothérapeutiques du trouble. On constate néanmoins que les traitements proposés se basent essentiellement sur les approches validées dans les addictions comme la thérapie cognitive et comportementale [23], l’approche motivationnelle, la prévention de rechute ou les approches systémiques incluant les proches.
Comme toutes problématiques comportementales, le contexte social et culturel joue un rôle majeur dans la façon d’aborder le traitement du trouble. Les pays asiatiques et tout particulièrement la Corée du sud et la Chine ont développé des approches de type «camps de rééducation» avec l’idée d’empêcher l’accès aux nouvelles technologies et de favoriser le reprise d’activité de groupe [24]. Si le concept de changer de milieu pour développer d’autres activités centrées sur le sport, la discipline et les activités en groupe fait partie des alternatives proposées aux patients, les risques de dérives de tels solutions sont nombreux (violence, traumatisme).
Pharmacothérapie: Outre le traitement pharmacologique des comorbidités psychiatriques existantes, quelques essais de traitements médicamenteux pour l’UPI ont fait état de l’efficacité de la Naltrexone dans un case report sur une addiction au sexe en ligne, de l’efficacité du Citalopram (sans supériorité par rapport au placebo) sur un case report d’UPI, et l’efficacité du Méthylphénidate sur l’addiction aux jeux vidéo chez 62 enfants souffrant de THADA [25].
Prévention
Comme dans les addictions classiques, une réflexion sur le type de prévention doit avoir lieu. La prévention sur la personne doit identifier les individus à risque, celle-ci passe par une détection dans le milieu scolaire et par la famille, il faut donc que les parents et les enseignants reçoivent de l’information et de la formation aux nouvelles technologies. Une prévention de type structurelle (qui vise à modifier les structures et l’environnement des groupes cibles) doit poser la question de l’accès aux nouvelles technologies – pour les jeunes notamment, des questions sur la pertinence de l’utilisation de logiciels de contrôle parental, de la limitation des temps de connexion ou de la place de l’ordinateur dans la maison (au salon plutôt que dans la chambre des enfants).
L’OFSP recommande un renforcement des ressources (p. ex. la confiance en soi, l’augmentation de la tolérance à la frustration) et la transmission d’une compétence médiatique (Programme national «Protection de la jeunesse face aux médias et compétences médiatiques» mené par l’Office fédéral des assurances sociales). Il préconise que les atteintes et les signes d’une évolution psychosociale perturbée des enfants et adolescents doivent être identifiés à un stade précoce pour que des mesures de soutien puissent être rapidement engagées (programme de mesures de la Confédération en vue de réduire les problèmes de drogue) [10].
Conclusion pour la pratique
- L’UPI n’est pas encore catégorisé comme maladie.
- L’UPI a un substrat anatomo-clinique similaire aux troubles addictifs.
- L’UPI présente des comorbidités psychiatriques et une suicidalité accrue.
- L’UPI est associé à un impact négatif sur la vie socio-professionnelle et sur l’état de santé.
- L’UPI doit être dépisté et adressé pour un traitement psychothérapeutique au spécialiste.
Dr méd. Sophia Achab
Prof. Dr méd. Daniele Fabio Zullino
Dr méd. Gabriel Thorens
Bibliographie:
- Block JJ: Issues for DSM-V: internet addiction. Am J Psychiatry 2008; 165(3): 306-307.
- DSM-V [www.dsm5.org/Pages/Default.aspx]
- Koob GF, Volkow ND: Neurocircuitry of addiction. Neuropsychopharmacology 2010; 35(1): 217-238.
- Thorens G, Zullino D: Une meilleure appréhension du concept de cyberaddiction. Illustré par le potentiel addictogène des jeux de rôle massivement multijoueurs en ligne. Schweizer Archiv für Neurologie und Psychiatrie 2011; 162(6): 232-238.
- Kuss DJ, Griffiths MD: Internet Gaming Addiction: A Systematic Review of Empirical Research. Int J Mental Health Addict 2012; 10(2): 278-296.
- Choi YH: Advancement of IT and seriousness of youth Internet addiction. In: International Symposium on the Counseling and Treatment of Youth Internet Addiction. Edited by Commission NY. Seoul Korea 2007; 20.
- Koh YS: Development and application of K-Scale as diagnostic scale for Korean Internet addiction, in: International Symposium on the Counseling and Treatment of Youth Internet Addiction. Edited by Commission NY. Seoul Korea 2007; 294.
- Ahn DH: Korean policy on treatment and rehabilitation for adolescents’ Internet addiction, in: International Symposium on the Counseling and Treatment of Youth Internet Addiction. Edited by Commission NY. Seoul Korea 2007; 49.
- Kormas G, et al.: Risk factors and psychosocial characteristics of potential problematic and problematic internet use among adolescents: a cross-sectional study. BMC Public Health 2011; 11: 595.
- Rapport d’experts OFSP, Dangers potentiels d’Internet et des jeux en ligne, Editor: OFSP 2012.
- Thorens G, et al.: A retrospective study of treatment and evolution of self-identified Internet problematic users in a specialized behavioral addiction outpatient clinic. Journal of Behavioral Addictions, in press 2013.
- Khazaal Y, et al.: French validation of the internet addiction test. Cyberpsychology & Behavior: The Impact of the Internet, Multimedia and Virtual Reality on Behavior and Society 2008; 11(6): 703-706.
- Durkee T, et al.: Prevalence of pathological internet use among adolescents in Europe: demographic and social factors. Addiction 2012; 107(12): 2210-2222.
- Ko CH, et al.: Brain activities associated with gaming urge of online gaming addiction. J Psychiatr Res 2009; 43(7): 739-747.
- Dong G, Huang J, Du X: Enhanced reward sensitivity and decreased loss sensitivity in Internet addicts: an fMRI study during a guessing task. J Psychiatr Res 2011; 45(11): 1525-1529.
- Huang H, Leung L: Instant messaging addiction among teenagers in China: shyness, alienation, and academic performance decrement. Cyberpsychol Behav 2009; 12(6): 675-679.
- Tsitsika A, et al.: Determinants of Internet addiction among adolescents: a case-control study. ScientificWorldJournal 2011; 11: 866-874.
- Achab S, et al.: Massively multiplayer online role-playing games: comparing characteristics of addict vs non-addict online recruited gamers in a French adult population. BMC Psychiatry 2011; 11: 144.
- Bergmark KH, Bergmark A, Findahl O: Extensive internet involvement–addiction or emerging lifestyle? Int J Environ Res Public Health 2011; 8(12): 4488-4501.
- Carli V, et al.: The association between pathological internet use and comorbid psychopathology: a systematic review. Psychopathology 2013; 46(1): 1-13.
- Ko CH, et al.: The association between Internet addiction and psychiatric disorder: a review of the literature. Eur Psychiatry 2012; 27(1): 1-8.
- Grant RW, et al.: Internet use among primary care patients with type 2 diabetes: the generation and education gap. J Gen Intern Med 2005; 20(5): 470-473.
- Du YS, Jiang WQ, Vance A: Longer term effect of randomized, controlled group cognitive behavioural therapy for Internet addiction in adolescent students in Shanghai. Australian and New Zealand Journal of Psychiatry 2010; 44(2): 129-134.
- Chulmo K, et al.: Internet-Addicted Kids and South Korean Government Efforts: Boot-Camp Case. CyberPsychology, Behavior & Social Networking 2011; 14(6): 391-394.
- Achab S, Bertolini M, Karila L: Developing Pharmacotherapy for cyberaddictions? The Open addiction Journal 2012; 5: 20-23.