Quels sont les facteurs de risque de suicide et comment le médecin peut-il reconnaître à temps si son patient est en danger ? Le concept de l’entretien narratif est adapté à un entretien médecin-patient qui inspire confiance.
En 2015, 1071 personnes se sont suicidées en Suisse, le taux étant trois fois plus élevé chez les hommes que chez les femmes [1]. Bien que le suicide soit la quatrième cause de décès après le cancer, les maladies cardiovasculaires et les accidents, ce phénomène est souvent sous-estimé en tant que problème de santé. Cela pose problème non seulement en raison de l’issue fatale pour la victime du suicide, mais aussi en raison de la souffrance des parents, des amis ou des personnes indirectement impliquées (par exemple, les conducteurs de train) [2]. Il est d’autant plus essentiel que les personnes suicidaires soient reconnues et accompagnées dans leur détresse.
Indications et facteurs de risque
Le facteur de risque le plus important est une tentative de suicide antérieure. Même si elle a eu lieu il y a longtemps, le risque pour le survivant de faire une nouvelle tentative est 40 à 60 fois plus élevé par rapport à la population moyenne [3]. La probabilité ne diminue pas non plus au fil des ans, mais augmente à chaque nouvelle tentative [4]. “La première année, 16% font une nouvelle tentative de suicide”, explique le professeur Michel, “et dans les deux ans, ce chiffre passe à 25%”. La question des crises suicidaires antérieures est donc essentielle et fait partie intégrante de l’entretien médecin-patient dans le cadre d’une anamnèse minutieuse. Dans la pratique, elle est cependant trop rarement posée, comme l’a montré une étude menée par le conférencier : dans la moitié des cas de suicide, le médecin traitant ignorait les tentatives de suicide précédentes [5].
L’OMS cite également comme facteurs de risque individuels les maladies mentales telles que la dépression, la douleur et la souffrance chroniques, l’abus de substances, les antécédents familiaux suicidaires, les pertes personnelles et financières ainsi que les facteurs génétiques et biologiques. La résilience personnelle joue un rôle essentiel et les comorbidités avec d’autres facteurs de risque sont fréquentes [6].
Quels sont les avertissements qui pourraient permettre au médecin de conclure à un risque de suicide ? Les indices peuvent être par exemple des crises émotionnelles, des crises de vie ou une symptomatologie dépressive. Un signal peut également être donné par le fait que le patient consulte son médecin avec une demande peu claire qui précède le motif réel de la consultation, à savoir l’aide en cas d’idées suicidaires ; souvent, les problèmes somatiques sont d’abord au premier plan lors de la consultation.
Le syndrome de la tour de Babel
On peut supposer que les personnes suicidaires souhaitent parler de leurs souffrances psychologiques. Ils souhaitent que quelqu’un soit “simplement à l’écoute”. Pourtant, leurs pensées suicidaires restent souvent inexprimées. Pourquoi ? L’une des raisons est l’importance du sentiment de honte. Des entretiens avec les parents de 33 jeunes suicidés ont montré que ces derniers avaient souffert de différentes formes de honte : honte pour certains actes, pour des expériences, pour leur apparence ou pour leur propre personne. 89% des victimes de suicide ont dissimulé cette honte derrière des “masques” que les parents et les médecins n’ont pas été en mesure de percer à jour [7].
De plus, le suicide est quelque chose de privé pour les personnes concernées, qui le vivent et l’acceptent comme faisant partie de leur développement personnel, selon le professeur Michel. “Les personnes concernées n’ont pas le sentiment que les pensées suicidaires doivent être traitées par un médecin”. C’est ainsi que l’on peut interpréter le rôle secondaire que les survivants du suicide ont attribué aux médecins dans une étude. Lorsqu’on leur a demandé qui aurait pu les aider, 52% des personnes interrogées ont répondu “personne”, 20% ont fait référence à la famille et aux amis et seulement 10% au médecin [8]. Le professeur Michel s’est donc exprimé non sans critique sur l’approche médicale habituelle, qui consiste à poser un diagnostic et à proposer un traitement associé, mais qui n’est pas adaptée aux entretiens avec les suicidaires : alors que le médecin veut prescrire un antidépresseur sur la base du diagnostic de dépression (fréquent dans les cas de suicidalité), le patient réfléchit à son échec apparent dans la vie et ne comprend pas pourquoi il devrait prendre des médicaments. Le professeur Michel appelle cela le syndrome de la tour de Babel : “Ce sont deux mondes différents”, le médecin et le patient ne parlent pas la même langue. Quatre points de vue centraux, qui mettent l’accent sur l’être humain, peuvent permettre un changement de perspective et donc une communication productive entre le médecin et le patient (tab. 1). Pour que les personnes suicidaires s’adressent en toute confiance à leur médecin sans craindre une hospitalisation forcée présumée, le suicide ne doit pas être “pathologisé”. Il faut “dépasser le diagnostic psychiatrique et trouver la personne dans le patient”.
Parler de la suicidalité
Évaluer à temps si un patient est menacé par des idées suicidaires ou à quel point il l’est s’avère être un défi dans la pratique clinique. Il n’y a pas de recette miracle. L’entretien reste cependant considéré comme la méthode la plus efficace d’évaluation du suicide [9]. Le professeur Michel a illustré les approches possibles du patient par un jeu de rôle basé sur un cas réel : Un patient se rend chez son médecin. Il se plaint d’une blessure au pied qu’il s’est faite en faisant son jogging nocturne dans la forêt. Dans le cas réel, le médecin traitant n’a pas reconnu le risque suicidaire aigu ; le patient s’est suicidé quelques heures plus tard. Comment le médecin peut-il donc s’enquérir de la suicidalité ? L’une des possibilités est d’identifier les problèmes psychosociaux par le biais des symptômes, d’autant plus que les personnes présentant un risque suicidaire aigu sont rarement asymptomatiques ; le patient en question avait des troubles du sommeil, raison pour laquelle il faisait du jogging la nuit. La question “Comment allez-vous ?” est également une bonne introduction, en particulier si le patient n’est pas venu au cabinet depuis longtemps, s’il vient à l’improviste pour un check-up ou s’il a une demande peu claire.
Michel a présenté le concept d’entretien narratif en se basant sur la théorie de l’action : “Nous expliquons les actions et les plans sous forme d’histoires”. Il est également utilisé dans le programme Attempted Suicide Short Intervention Program (ASSIP) récemment développé par l’Université de Berne [10]. La communication traditionnelle entre le médecin et le patient, basée sur la hiérarchie, avec le médecin comme expert, est transformée. En répondant à l’invitation du médecin – par exemple “Racontez-moi, s’il vous plaît, comment vous en êtes arrivé là” – le patient devient un expert de son histoire. Grâce à un entretien ouvert et à des questions ciblées, le médecin peut comprendre la signification des idées suicidaires, les projets concrets et leur préparation, les éventuels antécédents suicidaires, etc. Le partage de l’histoire permet d’établir un “lien avec le patient”, essentiel à sa survie, grâce à l’instauration d’un climat de confiance. “Demander des idées suicidaires ne déclenche jamais le suicide”, souligne le professeur Michel en guise de conclusion. En tant qu’auditeur attentif, il s’agit de comprendre la logique qui se cache derrière la crise – et de mettre ensuite en place des mesures thérapeutiques avec le patient (tableau 2). Maintenir le contact avec le patient sous forme de suivis (mails, appels téléphoniques, etc.) est également essentiel pour la prévention clinique du suicide [11].
Source : Congrès de printemps de la SSAI, 30 mai – 1er juin 2018, Bâle
Littérature :
- OFS : Statistique des causes de décès 2015. Communiqué de presse. 2017. www.bfs.admin.ch/bfs/de/home/statistiken/kataloge-datenbanken/grafiken.assetdetail.3742835.html.
- Observatoire suisse de la santé : Suicide. 2016. www.obsan.admin.ch/de/indikatoren/suizid.
- Runeson BS : Suicide après parasuicide. Evaluez les parasuicides antérieurs, même s’ils ont eu lieu dans un passé lointain. BMJ 2002 ; 325 : 1125.
- Jenkins GR, et al : Suicide rate 22 years after parasuicide : cohort study BMJ 2002 ; 325 : 1155.
- Michel K : Suicides et tentatives de suicide : le médecin pourrait-il en faire plus ? Schweiz med Wschr 1986 ; 116 : 770-774.
- Organisation mondiale de la santé : Prévention du suicide : un défi mondial. Situation en 2016.
- Törnblom AW, Werbart A, Rydelius PA : La honte derrière les masques : le point de vue des parents sur le suicide de leurs fils. Arch Suicide Res 2013 ; 17(3) : 242-261.
- Michel K, Valach L, Waeber V : Comprendre l’auto-nocivité délibérée : le point de vue des patients. Crisis 1994 ; 15(4) : 172-178.
- Bryan CJ, Rudd MD : Advances in the assessment of suicide risk. J Clin Psychol 2006 ; 62(2) : 185-200.
- Gysin-Maillart A, et al : A Novel Brief Therapy for Patients Who Attempt Suicide : A 24-months Follow-Up Randomized Controlled Study of the Attempted Suicide Short Intervention Program (ASSIP). PLoS Med 2016 ; 13(3) : e1001968.
- Zalsman G, et al : Suicide prevention strategies revisited : 10-year systematic review. Lancet Psychiatry 2016 ; 3(7) : 646-659.
InFo NEUROLOGIE & PSYCHIATRIE 2018 ; 16(4) – publié le 8.6.18 (ahead of print)