Le traitement de la douleur chez les patients atteints d’une maladie rénale chronique grave n’est pas une mince affaire en raison de facteurs limitants. Les effets secondaires potentiels ne sont pas les seuls à pouvoir justifier l’utilisation des analgésiques. Il faut également tenir compte du potentiel d’interaction avec d’autres médicaments.
Lorsque l’on pense aux reins et aux analgésiques, la première chose qui vient à l’esprit est peut-être la fameuse néphropathie aux analgésiques (également connue sous le nom de rein à la phénacétine). Cette néphrite tubulo-interstitielle chronique avec nécrose papillaire, qui a été décrite pour la première fois en Suisse [1], a souvent conduit à une insuffisance rénale terminale. En raison de l’interdiction dans toute l’Europe, dans les années 1990, des analgésiques combinés contenant de la phénacétine et des substances provoquant une dépendance, comme la codéine, cette maladie a pratiquement disparu et ne sera donc pas abordée dans cet article.
L’interdépendance entre le rein (ou la fonction rénale) et les analgésiques est complexe (figure 1). Elle comprend d’une part l’effet néphrotoxique direct de certaines classes d’analgésiques (p. ex. les anti-inflammatoires non stéroïdiens, AINS), et d’autre part l’influence d’une fonction rénale significativement réduite sur la pharmacocinétique de certains analgésiques (p. ex. de nombreux opioïdes). Last but not least, la douleur et l’insuffisance rénale sont étroitement liées à la question de la multimorbidité/polypharmacie. Dans une étude portant sur plus de 400 patients d’internat général dans un centre tertiaire, l’association d’une insuffisance rénale chronique, de douleurs chroniques (dos et/ou grosses articulations) et d’une hypertension artérielle constituait le cluster de multimorbidité le plus élevé [2]. D’autre part, une étude américaine récente a montré que les patients souffrant d’insuffisance rénale chronique étaient ceux qui souffraient le plus de multimorbidité et de polypharmacie [3].
Dans le présent article, nous souhaitons tout d’abord donner un aperçu de l’influence mutuelle entre le rein et les analgésiques, puis aborder plus en détail les thèmes de la néphrotoxicité et de la pharmacocinétique, et enfin formuler des recommandations pratiques pour le traitement de la douleur chez les patients souffrant d’insuffisance rénale chronique.
Traitement de la douleur selon l’OMS – Influence du rein
Le traitement de la douleur est généralement planifié selon le schéma par étapes de l’OMS, qui doit toujours être adapté à la situation individuelle de la maladie [4]. Si nous regardons ce schéma avec “l’optique rénale”, nous pouvons faire les déclarations suivantes (tableau 1, [5]) :
- Niveau 1 de l’OMS : les analgésiques de base que sont le paracétamol et le métamizole ne posent guère de problèmes rénaux ; en revanche, les AINS sont potentiellement nocifs pour les reins à plusieurs égards, comme nous le verrons plus en détail dans la section suivante.
- Niveau 2 de l’OMS : les opioïdes faibles présentent également peu de problèmes rénaux, le tapentadol ne devant plus être utilisé lorsque le débit de filtration glomérulaire (DFG) est inférieur à 30 ml/min.
- Niveau 3 de l’OMS : comme les opioïdes faibles, les opioïdes forts ne sont pas néphrotoxiques. En revanche, l’influence de la fonction rénale sur leur pharmacocinétique est très variable et doit donc être prise en compte avec attention en cas d’insuffisance rénale avancée. La section suivante est consacrée à ce sujet.
AINS et rein
Les AINS affectent les reins de plusieurs manières. Ils peuvent entraîner une limitation fonctionnelle du débit de filtration glomérulaire, mais aussi des dommages structurels. La baisse fonctionnelle peut être expliquée par l’inhibition de la synthèse des prostaglandines (Fig. 2). Les prostaglandines entraînent une vasodilatation de l’artériole afférente dans le glomérule. Leur inhibition entraîne une diminution de la perfusion glomérulaire. En revanche, les bloqueurs du système rénine-angiotensine (SRA) provoquent une vasodilatation dans l’artériole efférente, ce qui entraîne également une baisse de la pression de perfusion dans le glomérule. Si une déshydratation est cliniquement présente avec un SRA activé et que des AINS sont ensuite utilisés en association avec des bloqueurs du SRA, une insuffisance rénale aiguë oligurique sévère peut survenir [6]. Celle-ci est en principe réversible, mais peut évoluer vers une nécrose tubulaire aiguë ischémique si elle se prolonge.
Cela nous amène aux trois modèles de lésions structurelles que les AINS peuvent provoquer sur les reins (tableau 2) :
- Nécrose tubulaire aiguë : son origine est principalement ischémique, en tant que stade final dans le continuum de la limitation fonctionnelle de la fonction rénale décrite ci-dessus. Elle a une évolution typique et se rétablit en quelques jours ou semaines. Il n’existe pas encore de traitement spécifique.
- Néphrite tubulo-interstitielle aiguë : La néphrite tubulo-interstitielle aiguë est une réaction allergique à un médicament [7]. La biopsie révèle typiquement un infiltrat tubulo-interstitiel étendu avec formation d’œdème. Les tubules rénaux sont alors détruits. Le traitement consiste en premier lieu à arrêter l’agent déclencheur. Les corticostéroïdes sont également utilisés, mais avec un niveau de preuve modéré dans la littérature.
- Néphropathie à changement minimal : Si une protéinurie sévère accompagnée de signes de syndrome néphrotique (œdèmes, épanchements, hypoalbuminémie, hyperlipidémie) survient après l’administration d’AINS, le cas le plus probable est celui d’une néphropathie à changement minimal [8]. Le diagnostic est établi par biopsie et le traitement consiste en des corticostéroïdes – en plus de l’arrêt de l’agent déclencheur.
En résumé, les AINS sont d’excellents analgésiques anti-inflammatoires. D’un point de vue rénal, la prudence est toutefois de mise chez les patients souffrant d’insuffisance rénale chronique préexistante et chez les patients en état d’insuffisance volumique intravasculaire (déshydratation, insuffisance cardiaque, cirrhose du foie).
Les opioïdes et le rein
Les opioïdes ne sont généralement pas néphrotoxiques. Leur utilisation chez les patients atteints d’insuffisance rénale chronique est principalement limitée par la pharmacocinétique. De nombreux opioïdes ou leurs métabolites actifs s’accumulent en cas d’insuffisance rénale avancée. Le prototype en est la morphine, dont les métabolites actifs, la morphine-3-glucuronide, la morphine-6-glucuronide et la normorphine, sont éliminés par voie rénale. Pour cette raison, même une légère réduction de la fonction rénale nécessite un ajustement de la dose. En cas d’insuffisance rénale sévère (DFG <30 ml/min), la morphine ne doit plus être utilisée [9].
Le tableau 3 présente une vue d’ensemble des principaux opioïdes et de leurs propriétés pharmacocinétiques, ainsi que leurs recommandations d’utilisation en cas d’altération de la fonction rénale. On peut distinguer trois groupes :
Opioïdes à élimination principalement rénale, qui ne devraient plus être utilisés chez les patients atteints d’IRC 3-5 (morphine).
- Opioïdes à élimination rénale partielle, qui doivent être utilisés avec prudence et à dose adaptée chez les patients atteints d’IRC 4/5 (hydromorphone, oxycodone, tapentadol).
- Opioïdes à forte liaison protéique et à élimination hépatique, qui peuvent être utilisés relativement facilement chez les patients souffrant d’IRC 4/5 (buprénorphine, fentanyl, méthadone).
Recommandations pratiques pour l’utilisation des analgésiques chez les patients souffrant d’insuffisance rénale chronique sévère (CKD 4/5, GFR <30 ml/min)
Sur la base de ce qui précède, nous souhaitons proposer ici un schéma par étapes pour la pratique du traitement de la douleur chez les patients atteints d’IRC 4/5 (Fig. 3) [5].
- Au niveau 1 de l’OMS, les AINS doivent être évités dans la mesure du possible. L’utilisation du paracétamol et du métamizole ne pose pratiquement aucun problème, mais la dose maximale doit être limitée à 3 g/j (au lieu de 4).
- Au niveau 2 de l’OMS, nous recommandons d’utiliser en premier lieu le tramadol. Son utilisation en cas d’insuffisance rénale sévère ne pose pratiquement aucun problème, mais le reste du profil d’effets secondaires (nausées, vertiges, hallucinations, etc.) limite souvent son utilisation. Il convient de noter le potentiel d’interaction avec les médicaments qui inhibent les cytochromes CYP2D6 et CYP3A4.
- Au niveau 3 de l’OMS, nous recommandons d’utiliser en premier lieu l’hydromorphone, qui peut être administrée per os et par voie sous-cutanée (si nécessaire, dans une pompe sous-cutanée). Le fentanyl en application par patch est une alternative possible. Ces deux produits peuvent être associés à la méthadone (en particulier pour les douleurs neuropathiques).
- En cas d’utilisation d’opioïdes, il convient en principe d’associer également un médicament de niveau 1 de l’OMS afin d’obtenir un effet synergique dans la suppression de la douleur. Pour les douleurs neuropathiques, nous recommandons d’utiliser en premier lieu, outre la méthadone, la gabapentine (en commençant par 50-100 mg/j, en augmentant jusqu’à un maximum de 300 mg/j) [10].
Littérature :
- Zollinger HU . [Chronic interstitial nephritis caused by the abuse of anal getics containing phenacetin (Saridon etc.)]. Schweiz Med Wochenschr 1955 ; 85 : 746.
- Siebenhuener K, Eschmann E, Kienast A, et al : Douleur chronique : quel est le défi des DDI dans le traitement analgésique des patients souffrant de conditions chroniques multiples ? PLoS One 2017 ; 12:e0168987.
- Tonelli M, Wiebe N, Manns BJ, et al. : Comparaison de la complexité des patients vus par différents sous-spécialistes médicaux dans un système de soins de santé universel. JAMA Netw Open 2018 ; 1:e184852.
- Caraceni A, Hanks G, Kaasa S, et al : Utilisation des analgésiques opioïdes dans le traitement de la douleur cancéreuse : recommandations fondées sur des données probantes de l’EAPC. Lancet Oncol 2012 ; 13:e58-68.
- Davison SN : Clinical Pharmacology Considerations in Pain Management in Patients with Advanced Kidney Failure. Clin J Am Soc Nephrol 2019 ; 14 : 917-931.
- Cippa PE, Fehr T : Des médicaments qui vont droit aux reins. Pratique de la médecine de famille 2010 : 3.
- Nast CC : Medication-Induced Interstitial Nephritis in the 21st Century. Adv Chronic Kidney Dis 2017 ; 24 : 72-79.
- Fogo AB : page de quiz. Néphrite interstitielle aiguë et lésion de maladie à changement minimal causée par une blessure par AINS. Am J Kidney Dis 2003 ; 42:A41, e1.
- Dean M : Opioids in renal failure and dialysis patients. J Pain Symptom Manage 2004 ; 28 : 497-504.
- Finnerup NB, Attal N, Haroutounian S, et al : Pharmacotherapy for neuropathic pain in adults : a systematic review and meta-analysis. Lancet Neurol 2015 ; 14 : 162-173.
CARDIOVASC 2019 ; 18(6) : 18-20