Ce qui est un standard évident en médecine somatique – des recommandations de traitement basées sur des lignes directrices pour des maladies spécifiques – est relativement nouveau en psychiatrie suisse. Bien qu’il existe de très bons algorithmes basés sur des preuves pour la plupart des maladies mentales et qu’ils soient établis dans la pratique clinique internationale, ce n’est qu’en 2010 que la Société suisse de psychiatrie et de psychothérapie (SSPP) [1] a commandé et publié les premières recommandations de traitement, celles pour le traitement somatique de la dépression unipolaire [2].
On ne peut pas surestimer ce processus, car il a permis à la SSPP d’amorcer un changement de paradigme important. Pendant longtemps, les lignes directrices ont été vécues comme une menace pour la liberté thérapeutique en psychiatrie et en psychothérapie et ont été rejetées. Cela s’explique notamment par le fait que les maladies mentales sont plus difficiles à appréhender et à standardiser que les maladies physiques, et qu’il n’existe guère de marqueurs biologiques simples et cliniquement pertinents ni de méthodes diagnostiques objectives basées sur des appareils en psychiatrie. La compréhension des maladies mentales est soumise à une marge d’appréciation et d’interprétation considérable ; il en va logiquement de même pour l’évaluation du succès ou de l’efficacité des thérapies. En particulier pour les maladies dont le traitement a un effet retardé, comme l’amélioration psychopathologique des états dépressifs ou, de manière encore plus prononcée, la prophylaxie à long terme des troubles bipolaires, qui constituent le thème principal de ce numéro.
Les directives de traitement sont généralement élaborées sur la base des résultats d’études randomisées, contrôlées contre placebo et menées en double aveugle. Ces études cliniques sont complexes et coûteuses et ne sont généralement réalisées que lors de l’introduction de nouveaux médicaments. Ils doivent répondre à des exigences très élevées des autorités d’enregistrement en matière de standardisation du diagnostic et du traitement, ainsi que d’homogénéité et de sélectivité des patients examinés et de leurs maladies. C’est là que les recommandations de traitement atteignent leurs limites pour des raisons méthodologiques. Si nous, médecins praticiens, sommes confrontés dans notre pratique de la psychothérapie psychiatrique à des patients souffrant de tableaux cliniques complexes et hétérogènes, les patients des études de phase III présentent des tableaux cliniques homogènes et circonscrits. Nos patients se caractérisent souvent par des comorbidités psychologiques et physiques, des antécédents de traitement différents ou une résistance au traitement ; de plus, nos patients arrivent souvent déjà prémédiqués ou avec une comédication pour des affections physiques. En outre, les recommandations de traitement ne tiennent compte que des résultats des études cliniques. Les recommandations de traitement ne se prononcent pas sur les traitements qui n’ont pas été étudiés dans le cadre d’essais cliniques et qui ne peuvent donc être utilisés que hors étiquette, ce qui ne signifie pas que leur efficacité est nulle, mais simplement qu’ils n’ont pas été étudiés. L’expérience personnelle du praticien, la préférence du patient, la qualité de la relation médecin-patient et d’autres facteurs d’impact non spécifiques peuvent contribuer de manière significative à l’efficacité du traitement, même s’ils ne sont pas pris en compte dans les lignes directrices de traitement.
Les recommandations de traitement qui ont été développées sur la base de tableaux cliniques standardisés dans des circonstances peu naturalistes sont-elles donc encore pertinentes pour le traitement pratique ? La réponse est clairement oui, à condition de les prendre pour ce qu’ils sont. Les lignes directrices résument les preuves scientifiques existantes. En tant qu’algorithme, ils définissent un couloir de décision thérapeutique dans lequel un traitement basé sur des données probantes doit généralement se situer. En outre, les lignes directrices indiquent la direction stratégique et nous aident ainsi à ne pas perdre de vue l’objectif et le chemin à suivre pour y parvenir. Un bon médecin enrichit naturellement sa réflexion thérapeutique de son expérience clinique et adapte le plan de traitement aux besoins et aux particularités de chaque patient. Il peut également s’écarter des lignes directrices de traitement, à condition que cela soit justifié de manière rationnelle. Ainsi, un traitement idéal bénéficie à la fois de l’évidence scientifique et de l’expérience médicale et permet finalement une approche thérapeutique personnalisée.
Cordiales salutations collégiales
Dr. med. Philippe Lyrer
Prof.
med. Erich Seifritz
Littérature :
- En collaboration avec la Société suisse pour l’anxiété et la dépression (www.sgad.ch) et la Société suisse de psychiatrie biologique (www.ssbp.ch)
- Holsboer-Trachsler E, Hättenschwiler J, Beck J, Brand S, Hemmeter UM, Keck ME, Rennhard S, Hatzinger M, Merlo M, Bondolfi G, Preisig M, Attinger Y, Andreoli, Gehret A, Bielinski D, Seifritz E : Le traitement somatique des troubles dépressifs unipolaires, 1ère partie, Forum Med Suisse 2010 ; 10 : 802-809.